Vita prolixior ou Vie de saint Martial
La première légende de saint Martial, dite Vita Antiquior, a été rédigée à l'époque carolingienne : assez brève, elle fait de Martial un contemporain de saint Pierre, envoyé de Rome par ce dernier. La seconde légende de saint Martial, dite Vita Prolixior, remonte à la fin du Xème ou au début du XIe siècle : Martial est devenu parent de Pierre, il participe à la vie publique du Christ, notamment au Lavement des pieds.
L'idée de faire de saint Martial un apôtre du Christ émane probablement de l'abbaye, soucieuse de préserver sa prééminence, à l'heure où les églises revendiquent les reliques des saints les plus puissants : c'est à cette époque que l'on découvre à Angély le chef de saint Jean-Baptiste dont le culte risque de faire ombrage à celui du saint limousin et de concurrencer dangereusement l'un des plus fructueux pèlerinages d'Aquitaine.
Adémar de Chabannes qui rédige cette Vita est connu pour prendre activement part au débat. il rédige de nombreux sermons en faveur de l'apostolicité de Martial et engage en 1028 une violente discussion avec Benoît, prieur de Cluse, qui rejette avec véhémence ce qu'il considère comme une falsification grossière de la liturgie. Adémar pousse même son engagement jusqu'à rédiger des faux qui feront illusion jusqu'au XIXe siècle. Ce n'est que par lui que l'on connaît le Concile de 1031 (aujourd'hui remis en question par quelques historiens) qui officialise, en présence d'ecclésiastiques et de princes venus de toute la France, l'apostilicité de saint Martial.
A retouver sur le site BNF Gallica ce manuscrit : vita sancti Martialis, discipuli Christi, pour vos recherches.
Le travail du scriptorium de l'abbaye de Saint-Martial de Limoges en lien avec son autonomie ?
Très précisément en 848. A cette date, profitant d'un contexte politique qui oppose le souverain carolingien Charles II le Chauve aux grands d'Aquitaine, et notamment à l'évêque de Limoges, partisans de son neveu et concurrent Pépin II, les clercs de l'abbaye de Saint-Martial décident de jouer la carte de Charles. Et obtiennent de lui qu'il soutienne leur projet de fondation d'un monastère. L'opération est réussie, d'autant plus que Charles va l'emporter sur son neveu: désormais, les chanoines, devenus moines, constituent une communauté qui se réclame de la règle de saint Benoît et qui acquiert une autonomie importante face au pouvoir de l'évêque. Dès lors, les moines auront à coeur de tout faire pour accroître le prestige du saint, dont ils gardent les précieux restes dans les chapelles souterraines qui jouxtent la nouvelle et grande église - la basilique du Sauveur - en construction. Et oeuvreront, entre autres, à l'élaboration d'une vie de Martial.
La première rédaction - la Vita antiquior rédigée par un auteur anonyme - Ce document synthétise les premières traditions orales formées autour du tombeau de saint Martial. Pour autant, il apporte une importante innovation, en plaçant le saint au Ier siècle, soit une temporalité bien plus précoce que celle suggérée par Grégoire de Tours. De plus la Vita Antiquior fait de Martial un envoyé de saint Pierre en Gaule : c'est celui-ci qui, évêque de Rome au Ier siècle, l'aurait envoyé évangéliser le Limousin. L'inconographie ne s'y trompe pas, puisqu'elle n'exploite que les évènements qui mettent Martial en relation avec le premier évêque de Rome : l'envoi en mission par saint Pierre, et le don du bâton de l'apôtre qui permet la résurrection de l'un de ses compagnons de voyage Austriclinien. Les premières représentations en limousin connues de ces épisodes sont bien plus tardives remontant au XIIème siècle comme dans l'église de Sainte-Fortunade et le prieuré d'Arnac.
(Source : Les saints du Limousin - JC Masmonteil)
Comment ne pas croire à cette version des faits ? Aucune donnée scientifique ne pouvait, en ces temps, permettre de contrer une telle affirmation.
On ne s'est pas arrêté là, semble-t-il ? En effet, aux alentours de l'an mille, on en élabore une autre, beaucoup plus longue et circonstanciée : la Vita prolixior. Elle fait de Martial non seulement un parent de saint Pierre, mais un contemporain et fidèle compagnon de Jésus lui-même, et par conséquent un "apôtre". C'était ériger le culte de Martial au rang de culte apostolique, à l'égal de ceux rendus à saint Pierre à Rome et à saint Jacques à Compostelle, ce qui devait conférer à Limoges un lustre sans précédent.
Personne n'a bronché face à cette supercherie ?
Bien sûr que si, à commencer par l'évêque de Limoges et les chanoines de la cathédrale, qui n'étaient pas prêts à admettre la prééminence de Martial apôtre sur leur Etienne, qui n'était que le premier des martyrs ! Il y eut même des moments difficiles, dont le moine-chroniqueur Adémar de Chabannes, porte-parole de Saint-Martial dans cette affaire, fit largement les frais. Toutefois, l'opération fut tant et si bien menée, les moines introduisant des corrections dans un grand nombre de manuscrits anciens et diffusant largement dans la chrétienté le texte de la vie de Martial apôtre, que cette thèse finit par s'imposer et par être admise par les autorités ecclésiastiques jusque dans les années 1930.
Y a-t-il un lien entre l'action des moines de Saint-Martial et la vie en Limousin aux alentours de l'an mille ?
Les moines d'Angély, en Saintonge, en ce début du XIe siècle, ne "découvrent" rien de moins que la tête de saint Jean-Baptiste, ce que les moines de Limoges contestent avec véhémence, dénonçant la supercherie.
Voilà qui les a peut-être fait accélérer l'élaboration, avec un maximum de "preuves" à l'appui, de la Vita prolixior. Par ailleurs, en ces temps où guerres privées et violences seigneuriales mettent constamment en péril les personnes et les biens, en particulier ceux de l'Eglise, cette dernière réagit, on le sait, en suscitant des assemblées et conciles dits de la "paix de Dieu", au cours desquels on s'efforce de responsabiliser les seigneurs laïques. L'année 994 est l'occasion d'une grande réunion de ce genre à Limoges: une épidémie ravage alors l'ensemble de l'Aquitaine. Il s'agit du "mal des ardents", empoisonnement dû à l'ergot de seigle et qui provoque d'atroces sensations de brûlure, la perte des membres ou encore la mort.
Les prélats et les princes d'Aquitaine suscitent un important rassemblement de reliques venues de toute la région et encouragent la foule à la prière et au jeûne. C'est l'occasion d'inciter les grands à s'engager sur la voie du repentir et du "respect des droits de l'homme". Il est évident que, pour les Limougeauds, qui assistent au "miracle" de l'arrêt de l'épidémie, le mérite ne peut en revenir qu'à Martial.
(Source - Interview EXPRESS de Bernadette BARRIERE, publié le 25/11/1999)
Bible de saint martial Limoges
Bible de saint martial Limoges
Qui est cet Adémar de Chabannes, fort impliqué dans l'histoire de Limoges ?
C'est tout d'abord un moine de Saint-Cybard d'Angoulême, fort cultivé, tout à la fois chroniqueur, hagiographe, auteur de sermons, intéressé par le dessin, l'astronomie, la liturgie et la musique. Ses oeuvres, nombreuses - et ô combien partisanes lorsqu'il s'agit de saint Martial ! - sont depuis quelques décennies passées au crible d'une critique scientifique sévère.
Mais que saurions-nous aujourd'hui sans sa chronique ? Son témoignage, notamment sur les comportements de la société aristocratique régionale, est irremplaçable. Et quel rôle joua-t-il vraiment dans l' "affaire de l'apostolicité" de Martial ?
C'est là un sujet controversé. Ce dont nous sommes sûrs, c'est que ce sont les moines de Saint-Martial qui ont conçu l'idée de la Vita prolixior. Qu'ils aient fait appel à Adémar de Chabannes, qu'ils connaissaient bien, pour la mise au point des récits hagiographiques et des liturgies semble également à peu près certain. Tout comme le fait qu'il ait eu à coeur de répondre de toute son âme et de toute sa compétence à cette demande. Toujours est-il qu'en ce dimanche d'août 1029 où l'on devait inaugurer dans la cathédrale la nouvelle liturgie apostolique il fut violemment pris à partie par des contradicteurs intellectuellement bien armés. Cet échec fut ressenti par Adémar comme une humiliation insupportable, qui le conduisit, après son retour à Angoulême, à compiler une sorte d'énorme dossier, constitué de pièces fabriquées et de références à des événements plus ou moins inventés. Dossier qu'il légua à l'abbaye Saint-Martial avant de partir pour la Terre sainte, où il mourut en 1034, et dont les esprits de l'époque, comme ceux des siècles ultérieurs, ne furent pas à même de débusquer la fausseté. Ce faisant, Adémar, sans doute selon son secret espoir, servait durablement la cause de Martial, et par là même du Limousin. Mais les temps ne sont plus de la croyance en l'impossible.
(Source - Interview EXPRESS de Bernadette BARRIERE, publié le 25/11/1999)
Adhémar de Chabannes apporte des modifications à la Vita Prolixior. il y ajoute trois chapitres et y remplace le titre de confesseur par sanctus et une autre fois par apostolus discipulus Domini. En outre il ajoute de nombreuses précisions chronologiques et géographiques. De plus le périmètre de sa mission évangélique est élargi puisqu'elle concerne désormais non plus le seul Limousin, ni même l'Aquitaine, mais bien toutes les "provinciis Galliarum". Dans le même ordre d'idée, le duc Etienne voit ses prérogatives étendues, il "ne portait pas le titre de roi, bien qu'en réalité il fût le roit tout puissant des Gaules". Enfin la nouvelle version iniste sur les liens entre Martial et le Christ sur un pied d'égalité avec saint Pierre, qui apparaît ici comme le condisciple de Martial.
D'un point de vue iconographique, ces modifications se traduisent notamment par le vêtement de l'apôtre, que porte désormais Martial dans des oeuvres originaires du Limousin. La plus ancienne vers 1100 provient du scriptorium de l'abbaye de Saint-Martial. Il s'agit de l'enluminure de la Règle de saint Benoît, représentant le Christ en majesté, qui apparaît entre deux anges thuriféraires en haut, puis saint Martial et saint Benoît en bas. Le saint porte un manteau vert brodé d'or, sur une robe bleue à filets blancs. Ce type de vêtement correspond bien au costume traditionnel de l'apôtre, tel qu'il était fixé dans l'iconographie chrétienne : une sorte de toge, et un manteau classique empruntés aux magistrats de l'Empire romain. en outre, les pieds de Martial sont nus, comme il était de coutume en pareil cas. L'Oeuvre de Limoges figue également parfois Martial en apôtre. La "châsse de saint Martial", le présente ainsi vêtu d'une cape et d'une toge.
(Source - Les saints limousins / JC Masmonteil)