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L'ART DE TROBAR

 

Cet art prendra plusieurs registres : la Canso (ou chant courtois dédié à l'amour), le Sirventès (qui sera dédié à des thèmes variés comme la politique ou le clergé), le Planh (qui se traduit par une mélodie plaintive comme chant funèbre) et la Tenson (qui fait intervenir plusieurs troubadours autour d'un dialogue). Par la suite, les trouvères du nord feront naître d'autres genres comme la pastourelle.

 

Si les troubadours sont connus entre les années 1100 et 1240, les premiers manuscrits conservés datent quant à eux de la fin du XIIIème siècle. Si l'on ne peut écarter la tradition orale de l'héritage entre troubadours, les historiens sont convaincus que les poésies ont été écrites pour la plupart sur des parchemins. Les interprétations d'aujourd'hui se basent sur des écrits des copistes italiens, catalans ou français, alors que les premiers troubadours ont exercé leur art en occitan.

 

La poésie des troubadours est très savante au niveau de l'écriture, du chant (rime, métrique et rythme). Le corpus des troubadours recensent en effet plus de 1 000 formes. Les troubadours ne sont pas des saltimbanques mais des érudits issus des milieux ayant eu accès à la connaissance  : les seigneurs, les clers, les chevaliers pauvres, les bourgeois ...

amour coutois troubadours

Michel Zink pour « Les Troubadours – Une histoire poétique

UN CONTEXTE ARTISTIQUE FAVORABLE

 

Du coeur de la culture cléricale et surtout de la liturgie surgissent  depuis le IXème siècle des formes littéraires nouvelles qui finissent par révolutionner le chant. En effet, la réforme du chant liturgique lancée à la fin du VIIIème siècle avait certes pour un temps unifié cet art et conduit à l'appartition de la notation musicale, les neumes, eux-mêmes certainement issus du même désir de régulation transrégionale que la minuscule caroline.

 

Le mouvement de versification, déjà innovant, est ralyé et dépassé depuis le Xème siècle par des créations bien plus hardies, les séquences et les tropes. Toutes les analyses menées avec les méthodes de la linguistique et de la philologie modernes, sans parler de la musicologie, rendent manfeste combien ces poétiques sont irréductibles à toute la genèse de la versification des troubadours. La pulsion créatrice y déborde entièrement la tradition, même évoluée, jusqu'au sein de l'Eglise. Même  à la simple lecture, la forme de ces vers résiste à toute l'analyse formelle reposant sur les modèles antérieurs, si orginaux fussent-ils. Ils sont tellement inclassables que les lettrés contemporains les ont appelés "prose". Et de fait, les spécialistes modernes ont dû bâtir des architectures spécifiques pour les décrire. Qui lit le latin est frappé par la liberté extraordinaire de ses constructions. On comprend l'association qui fait glisser le lexème de tropos (manière d'être, style de langage, mode musical) à tropare (inventer, créer, trouver).

 

C'est un vrai surgissement, et pour ceux qui sont des créateurs et pour ceux qui en sont les bénéficiaires, les cantores et les auditeurs. Or, cette floraison s'accomplit dans le cadre d'une "liturgie flamboyante" dans le cadre de laquelle de Limoges à Moissac, d'Aurillac à Narbonne, se développent de nouvelles formes musicales telles que les tropes et les séquences ... qui consacre une expression dévotionnelle extravertie. Le maître de l'Aquitaine est plongé dans cet élan formel : il écoute et entend ces innovations qui certainement lui plaisent d'autant plus qu'il se trouve dans des hauts lieux pour lui, dans le cadre de grandes liturgies solennelles.

 

(Source - L'Aquitaine - Des littératures Médiévales /Jean-Yves Casanova)

 

L'abbaye Saint Martial de Limoges possède une longue tradition musicale qui s'étend du IXème au XIVème siècle et dont l'apogée se situe au XIIème siècle. A cette époque la richesse de sa bibliothèque musicale est tout autant le résultat d'un immense travail de compilation et d'acquisition que de production originale. Cette production est particulièrement prolifique dans un genre que l'on nomme versus.

 

Le versus est une création littéraire mise en musique. Au XIIème siècle on appelle versus à peu près tous les chants strophiques ne faisant pas partie de l'office, qu'ils soient profanes ou pieux. C'est ce terme versus décliné en « vers » que l'on retrouve dans la lyrique courtoise des troubadours pour désigner une composition nouvelle. Le nom même de troubadour (trobador) s'apparente à tropator : faiseur de tropes . (Trobar ou tropare, c'est trouver, inventer, mais aussi augmenter, ajouter à une forme préexistante). Le trope - appartient au répertoire de la musique monastique, c'est un terme utilisé depuis le VIème siècle.

 

"Trouver", c'est composer des poèmes (à l'origine il s'agissait de "tropes", à savoir de poémes liturgiques rythmiques en latin, dont l'abbaye de Saint-Martial à Limoges était un centre de production majeur), selon l'étymologie généralement admise. Ce serait à partir de ce sens du verbe qu'ont été formés les dérivés troubadour en langue d'oc et trouvère en français.

 

(Source - Michel ZINK " Les troubadours, une histoire poétique")

amour coutois troubadours

Pour plus d'info ...

Les troubadours limousins

La poésie lyrique des troubadours

Christelle Chaillou

L'amour courtois au temps d'Aliénor d'Aquitaine - Christelle Chaillou

Les troubadours limousins

André Basset

Une étude sur l'art du trobar entre 1180 et 1240

Christelle Chaillou

Au temps du Moyen Age, troubadours et trouvères Bibliothèque municipale de Nice

berceau troubadours.jpg

LES PREMIERS TROUBADOURS

 

La toute puissante cour de Poitiers recevait des traditions de vie fastueuse venues du Midi et du Nord. Ducs d’Aquitaine, descendants de la vieille lignée vasconne du légendaire Loup, duc de Gascogne, les comtes de Poitiers sont presque des rois. Ils règnent sur un immense territoire qui s’étend de la Loire aux Pyrénées, de l’Atlantique à l’Auvergne. C’est sur leurs terres qu’éclôt et que se développe l’art des troubadours.

 

Guillaume IX duc d’Aquitaine et comte de Poitiers (1071-1126) est donc un des plus puissants princes d’Occident, quand il amorce cet immense mouvement de création (avec assûrément la contribution  de son compagnon Ebles II de Ventadour). Sa cour, basée essentiellement à Poitiers, mais aussi ponctuellement à Bordeaux et à Toulouse, quoique Poitiers ait été sa résidence favorite accueille la fine fleur de la noblesse limousine, poitevine, auvergnate, périgourdine et gasconne, ainsi que de grands troubadours. Auprès de lui et de ses successeurs, tout au long des XII et XIIIème siècles, l’on retrouve pêle-mêle des noms aussi illustres que Jaufre Rudel (vers 1113-1170), Eble II de Ventadour (mort vers 1147), Marcabru (première moitié du XIIe siècle), Cercamon (première moitié du XIIe siècle), Bertrand de Born (v. 1140-1215), Arnaud Daniel (né vers 1150), Guiraud de Bornelh (v. 1138-1215), Savaric de Mauléon (mort vers 1236)…

 

En Limousin, de grandes familles nobles, vassales des ducs d’Aquitaine, tiennent également des cours savantes et raffinées. Citons notamment les vicomtes de Limoges, et notamment Adhémar V, mort en 1199, la même année que Richard-Cœur-de-Lion, et à qui Guiraud de Bornelh dédia un planh célèbre. Bertrand de Born faisait partie des habitués de cette cour limougeaude, comme de plusieurs autres.

 

D’autres grandes familles, comme les Comborn, les Turenne, et bien entendu les Ventadour tinrent cour dans ce Limousin médiéval, et entretinrent la culture et l’art troubadouresque. Le vicomte Eble II de Ventadour (mort vers 1147) fut le protecteur, le maître (et peut-être le père) du grand Bernart de Ventadour (vers 1125-vers 1200), un des plus illustres troubadours occitans. C’est le fils de ce vicomte, Guillaume d’Ussel, qui fut le fondateur de la lignée des seigneurs de cette localité du nord de l’actuelle Corrèze, dont était issu le troubadour Gui d’Ussel (actif aux environs de 1200). Le seigneur de Ribérac, à l’ouest du Périgord, Arnaud Daniel (deuxième moitié du XIIème siècle) tint peut-être cour dans le bourg du Périgord vert, sans qu’on garde toutefois la moindre trace d’une quelconque activité littéraire autour de lui. 

 

(Source - Les cours d'Occitanie)

 

Ebles de Ventadorn est vicomte et vassal de Guillaume de Poitiers, probablement un peu plus jeune que son seigneur. Nous sommes documentés sur Ebles (le deuxième de ce nom parmi les vicomtes de Ventadour) de 1090 à 1147, mais nous n'avons pas de poèmes de lui, bien que, comme dans le cas de Guillaume, le chroniqueur Geoffroy de Vigeois nous le présente comme un poète, en lui  attribuant  le surnom de Cantador et un intérêt pour la poésie qui dura toute sa vie ;  trois poètes évoquent plus tard Ebles comme troubadour, connu  par son propre style et animateur d'un cerle poétique (l'escola n'Eblo rappelée par Bernart de Ventadorn). Ainsi bien qu'aucun texte d'Ebles ne nous soit parvenu, nous sommes autorisés à le considérer comme un troubadour assez actif et d'une certaine renommée.

 

(Source - L'Aquitaine - Des littératures Médiévales /Jean-Yves Casanova)

 

carte troubadours limousins

Carte Illustrator Bastien - CrossMédia

En Limousin, les troubadours sont plus concentrés en Corrèze dans les vicomtés de Comborn, Ventadour et Turenne, auxquels s'ajoute la vicomté de Limoges. C'est un véritable réseau de cours et d'alliances de mécènes qui créent cette dynamique entre les troubadours.

On compte plus de 40 troubadours limousins sur les 350 recensés.

1 Aimeric de Sarlat

2 Andrian del Palais

3 Arnaut Daniel

4 Arnaut de Mareuil

5 Arnaut de tintinhac

6 Bernart de Ventadour

7 Bertran de Born

8 Bertran de Born fils

9 Eble d'Ussel

10 Eble II de Ventadour

11 Elias Cairel

12 Elias Fonsalada

13 Elias d'Ussel

14 Gaucelm Faidit

15 Gausbert de Puicibot

16 Gui d'Egletons

17 Gui d'Ussel

18 Guilhem IX

19 Guilhem de la Tor

20 Guiraut de Borneil

21 Guiraut de Salignac

22 jaufre de Pons

23 Joan d'Aubusson

24 jordan Bonel

25 Maria de Ventador

26 Peire de Bergerac

27 Peire de Bussignac

28 Peire d'Ussel

29 Peire de Vergt

30 Prévot de Limoges

31 Raimon VI de Turenne

32 Rainaut de Pons

33 Rigaut de Barbezieux

34 Salh d'Escola

35 Savaric de Mauléon

36 Uc de la Bacalaria

 

carte troubadours

LA NAISSANCE DE L'ART DE TROBAR

 

L’Amour (ou du moins le sentiment amoureux) serait, dit-on, une invention du XIIe siècle… Il consiste au renoncement symbolique de la force et du pouvoir pour considérer qu'une femme se conquiert par la séduction. C'est véritablement une modfication de la posture idéologique entre les hommes et les femmes que proposent les troubadours dans leur poésie. Cet art nouveau correspond aussi à un temps où l'Eglise réforme le mariage en instaurant des valeurs morales et son autorité. L'amour courtois existe obligatoirement dans l'adultère et, contrairement au pacte marital, les amants se choisissent.

 

La littérature des siècles précédents est, de fait surtout riche de hauts faits d’armes et les voix qui s’y expriment élèvent leurs chants vers Dieu. Vers 1150 dans ce monde médiéval imprégné de christianisme, quelques poètes-musiciens du sud de la France chantent un amour plus terrestre adressé aux femmes les plus en vue de la société.

 

La fin’amor (expression intraduisible définissant l’amour parfait auquel le troubadour consacre la plupart de ses chants), est l’expression de l’infini du désir… amour à la fois sublimé et courtois. Il s’adresse à une dame d’un rang ou d’un lignage le plus souvent supérieur et, le plus souvent également mariée, la domna, soit la femme du maître, d’une beauté lumineuse, que ses vertus achèvent de rendre inaccessible. Fondant l’imaginaire de l’amour sur la structure politique de la féodalité, l’amant prend une attitude de soumission vasalique à l’égard de la dame et s’engage à la servir lors d’une cérémonie d’hommage (hommage). La dame, tel le suzerain, doit récompenser son chevalier et lui accorder sa merci (sa pitié). Si elle l’agrée, il la sert, pour la vie et pour la mort, devenu son homme comme le vassal est soumis pour la vie et pour la mort au chevalier auquel il a prêté serment de fidélité. Ces lieux communs de la cortezia sont repris par tous les troubadours de l’âge classique, Bernart de Ventadour, Gaucelm Faidit, Rigaut de Barbezieux…

 

La fin'amor occitane est un idéal amoureux qui élève l'amant jusqu'à la perfection morale

et le conduit à la sublimation du désir que les épreuves imposées par la Dame ne font que renforcer.

( Source- Claude Riot Chants et Instruments)

 

Le terme occitan trobador (troubadour) désigne, dès le XIIe siècle, la personne qui troba, qui trouve, c’est-à-dire qui invente des oeuvres poétiques portées par des mélodies. Le troubadour est donc à la fois auteur et compositeur de pièces qu’il interprète lui-même devant ses amis, dans le cadre de la cour à laquelle il est attaché ou invité, la « performance » pouvant être également assurée par un autre troubadour, plus rarement par un jongleur.

 

Trobar, trobador, dérivent de tropare et tropatore, formes médiolatines elles-mêmes issues du mot latin tropus qui signifie « trope », pièce composée pour enrichir la liturgie, notamment en Aquitaine, dès le IXe siècle, à l’abbaye Saint-Martial de Limoges, dans la région limousine où sont apparus les premiers troubadours. Cette parenté sémantique révèle sans doute une parenté musicale, d’autant que des rapports de similitude ont pu être relevés entre les mélodies issues des monastères et celles issues des châteaux.

 

Certes, les mélodies des troubadours ne sont pas sans rapport avec celles du plain-chant (chant liturgique catholique). Cependant, des différences sensibles distinguent les deux répertoires, tant dans leur fonction que dans leur écriture : les chants des troubadours sont exclusivement (sauf de rares exceptions) profanes tandis que le plain-chant célèbre la louange de Dieu, dans une relation entre l’humanité et le monde divin.

A l’aube du XIIème siècle, en Limousin et dans les autres régions de l’actuelle Occitanie, naît une littérature moderne qui va influencer l’Europe entière. Les troubadours chantent l'amour, joie et jeunesse, dans une savante alchimie des mots et des sons.

 

Grands seigneurs ou simples roturiers, ces poètes-musiciens, vont animer plus de deux cents ans de vie intellectuelle avec savoir et connaissance ( saber e coneissensa). Génie, humour, amour, chants et courtoisie embellissent leur art. Avec leurs noms et leurs biographies, dont le contenu repose sur de multiples légendes ( vidas et razos), ce sont avant tout les chansons qu’il faut retenir et qui s’imposent à nous dans un style sûr et inaltérable.

 

Dans la poésie des troubadours la parole est d’or. Celle des cansos est ouvrée et forgée de mots de valeur. Pendant deux siècles, ces artistes de la parole libre s’inventent une esthétique nouvelle, l’ art de trobar. Pour comprendre et ressentir cet univers, délibérément exposé en plana lenga romana, en occitan, il faudra lire entre les lignes et cheminer dans l’enchevêtrement métrique et mélodique des chants. Cet entrebescamen est autant artistique qu’amoureux. Trouver pour aimer, aimer pour trouver, créer, inventer et se dépasser. La domna, la dame, est placée au centre de la création lyrique.

 

Les cours occitanes, espagnoles, italiennes… les personnages politiques influents, accueillent ces poètes, musiciens et chanteurs, avec un intérêt certain. Quand les grands de ce monde participent au débat poétique, les troubadours se mêlent au débat politique. Dans ce contexte de convivialité et partage, naît et s’épanouit le trobar, aujourd’hui considéré, à juste titre, comme le berceau des littératures actuelles.

 

(Source - Gérard Zuchetto Petite introduction au monde des troubadours XIIème – XIIIème siècles)

Troubadour tropaire

> La Dame, la femme idéale ?

La Dame fait plus particulièrement l'objet de tous les soins et du plus profond respect. Cette Domina, qui est souvent l'épouse du seigneur auquel on a prêté serment, cristallise les traits et vertus de la femme idéale. C'est pourquoi elle est en général le but suprême, ce vers quoi l'homme tend, promesse d'un amour parfait qui pousse à vouloir sans cesse devenir meilleur. Cette Domina est la version laïque, l'incarnation, de la Vierge Marie qui représente au Moyen Age l'idéal et le modèle de femme. De fait, le Moyen Age est la grande époque du culte à Marie, vénération portée à son apogée par les troubadours eux-mêmes. Mais on s'aperçoit de nouveau une certaine ambiguïté : la Fin'amor qui s'adresse à une dame en général mariée glisse vers l'adultère. Qu'en est-il alors de cette conduite vertueuse tant vantée ? Précisément, le tenant de Fin'amor, en proie à une telle tension, doit lutter et vaincre son désir de la réalisation charnelle d'un amour impossible, contraire aux préceptes de la Fin'amor, pour faire triompher sa valeur morale, sa fidélité à un amour spirituel, ses vertus de mesure et de maîtrise de soi, afin de pouvoir perpétuer l'espoir d'un amour parfait.

 

Sur le fond des questions amoureuses, de la séduction  et du désir, un autre vent de nouveautés souffle sur l'Aquitaine et sur l'entourage immédiat du duc Guillaume, avec  le mouvement d'ascétisme lancé par Robert d'Abrissel.

 

La joi, non la joie. Ce joi masculin, qui serait le résultat d'un croisement de gaudium (joie) et de joculum (jeu), les troubadours le chargeront à la fois de la sensualité et de l'angoisse du désir. Dans le poème de Guillaume IX, il est déjà là, complément de la jouissance et confondu avec elle, mais annonçant la plainte contre l'amour et la déception d'en être exclu.

 

(Source - Michel ZINK " Les troubadours, une histoire poétique")

 

> Le troubadour, au service de sa Dame

Enfin, autre aspect de l'ambivalence du troubadour, qui signale encore un phénomène social, le lien de vassalité qui l'unit à sa Dame. L'amoureux fait son service auprès de sa Dame selon les mêmes modalités que la relation du vassal à son seigneur et protecteur.L'amant de coeur est corps et âme voué à la cause de sa Domina, Fidélité donnée sous serment selon les règles mêmes de la féodalité. L'échange de dons qui garantissent réciprocité et liens indissolubles est en principe de mise.

 

Toutefois, l'aimée est souvent lointaine, inaccessible, physiquement, géographiquement, sentimentalement. Le troubadour exprime ainsi souvent la non-réalisation de son voeu de servir la Dame vénérée, et une cour incessante s'en suit de pièce en pièce quoique toujours respectueuse. Il semble que derrière ce jeu se cache une actualité sociale, outre l'aspiration sincère à une perfection des sentiments et des relations entre être humains :

 

à travers l'épouse du seigneur, c'est aussi au seigneur lui-même que l'on fait sa cour dans l'espoir d'une reconnaissance que manifesterait la prononciation du serment de vassalité en échange d'une terre. Le troubadour se fait alors la voix du jeune chevalier non adoubé en quête d'un fief et d'un statut social. Point de vénalité ici, au contraire. Une aspiration économique et sociale bien légitime (hier comme aujourd'hui, la recherche d'un emploi et d'une source de subsistances reste de rigueur !) est simplement traduite poétiquement, avec finesse.

 

(Source - La Fin Amor)

 

Toute la poésie des troubadours se fonde sur l'ambiguïté ou l'hésitation touchant l'objet de l'envie : "avoir envie de" ou "être envieux de" ; avoir envie de la personne aimée ou être envieux d'elle, ou encore être envieux de celui dont l'envie d'elle est satisfaite. Ce sont trois envies différentes, et c'est la même envie. Là est le noeud qui lie le désir et la jalousie.
 

( Source- Michel Zink "Les troubadours, une histoire poétique")

Les troubadours et la lyrique occitane / Zuchetto

LES TROUBADOURS LIMOUSINS ET LES CROISADES

 

Parmi les quelque 2 500 compositions lyriques des troubadours, au moins 173 font mention des croisades en Orient et en Espagne. Vers les années  1180, Girat de Borneil, accompagnant le vicomte Adémar V de Limoges en pèlerinage au Moyen-Orient, évoque lui aussi la croisade d'Espagne par la participation du roi Alphonse II d'Aragon. La troisième croisade (1187-1192) voit de la part des troubadours une véritable explosion de production lyrique, pleine de voix aquitaines : Bertrand de Born, et Gaulcem Faidit du Périgord et du Limousin, Peirol d'Auvergne, et pour la première fois des troubadours languedociens.

 

Bien que Gaulcem Faidit continue à exhorter ses auditeurs à recouvrer les droits des chrétiens perdus, les troubadours limousins semblent plutôt jeter leur regard sur le passé qu'espérer pour l'avenir, Giraut de Borneil et Gaulcem Faidit (et Elias d'Ussel) se lamentant sur la mort des seigneurs, Aimar de Limoges et Richard Coeur de Lion, qu'ils avaient suivis en Syrie, et le troubadour gascon Uc de Pena rappelant les anciens exploits de seigneur limousin Golfier de Lastors à la bataille d'Antioche.

 

A partir du milieu du XIIIème, les troubadours italiens rejoignent les troubadours provençaux pour faire référence aux croisades. Ce déplacement vers l'est s'explique sans doute en grande partie par le mécénat et l'identité des grands croisés. Du Poitou, Guillaume IX avait sa croisade à lui, et au temps de la deuxième croisade, les Poitevins se sont intéressés au sort de sa petite-fille Aliénor et du frère de Guillaume X, Raymond d'Antioche. Pour Giraud de Borneil, le pèlerinage d'Aimar fut déterminant, puis la participation de Richard Coeur de Lion, malgré des tergiversations, inspira toute une foule de troubadours. Mais au temps de la quatrième croisade, ce n'étaient plus les Plantagenêts qui s'en préoccupaient : Jean sans Terre ne s'intéressait ni aux croisades, ni aux troubadours.

(Source- L'Aquitaine Littératures Médiévales / Casanova)

roubadour Gaulcem Faidit

 

> Le troubadour : poète et musicien accompli

Car le troubadour est avant tout un musicien : il a appris la musique et le chant comme un enseignement à part entière, auprès de maîtres savants, souvent des religieux. En effet, les foyers musicaux les plus féconds sont alors les monastères, les abbayes, au nombre desquels on se doit de citer la fameuse abbaye Saint-Martial de Limoges qui fit école et modèle en son temps. Formé à une véritable technique musicale, le troubadour en marque d'empreinte dans ses cansos : c'est la musique qui fait l'unité de chaque poésie et le lien entre les strophes, grâce à l'emploi d'une métrique précise et maîtrisée.

 

 

> Le poète occitan médiéval est certes un artiste, mais il est aussi et d'abord un "technicien"

Son art n'a rien d'anarchique ni d'"inspiré" : il n'est pas un vers, un mot, une rime, qui soient laissés au hasard. Le troubadour, conscient de son rôle et de sa tâche, sert une cause, à la fois sociale et philosophique, un idéal de perfection. Il véhicule des valeurs, nouvelles, dans lesquelles il a foi ; aussi y met-il toute son habileté au maniement de la langue et de la musique, autre forme de langage. Là encore, il va utiliser des images récurrentes dans la poésie de la "Fin'Amor", des figures et mots types, un schéma pré-existant. Il donne à une éthique des instruments, des moyens, qu'il mesure et connaît parfaitement (Or, mesure et maîtrise sont des données essentielles de ce code de vie qu'est la fin'amor).

 

 

> Chaque troubadour a son style, sa singularité qui le démarque

Mais, surprenante alchimie, entre les compositions des différents troubadours, des ressemblances certes, mais pas de simple et vulgaire copie. Précisément, ce qui caractérise et distingue le vrai poète, unique dans sa manière, c'est sa créativité, ses modulations, son originalité, sa "marque", à l'intérieur d'un cadre commun à un groupe et assez rigoureux. Cette discipline qu'il s'impose à lui-même à travers un art appartient aussi au code de la Fin'amor : il faut savoir être un parmi plusieurs et vivre en harmonie au sein de la société courtoise ; se fondre tout en préservant son individualité ; constituer un maillon de la chaîne, mais un maillon singulier. Noble leçon de vie, mais aussi apprentissage de la vie, qui est doublement mise en pratique, artistiquement et socialement.

 

 

> Des artistes conscients, présents dans leur époque

Si la Fin'amor est assurément le mode d'expression artistique, tant du point de vue formel que thématique, propre aux troubadours, elle s'inscrit également dans une perspective sociale, comme il a été plusieurs fois suggéré. Si les poètes peignent avec délicatesse et talent l'image d'une société parfaite où l'amour règne en maître des esprits et des relations entre individus, ils ne s'en réfèrent pas moins à une réalité sociale, aux conditions de vie au sein d'un groupe auquel ils s'efforcent de donner des règles de conduite digne. Et leurs poésies vont être le support imagé, métaphorique, le messager d'une telle mission. Toutefois, le troubadour chantant l'amour, ses vertus et le code de son bon usage, n'en reste pas moins un artiste qui se plaît à jouer avec les mélodies, les mots, bref à exercer pleinement sa technique poétique. Et l'on retrouve toute cette ambivalence si caractéristique de la personnalité du troubadour.

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L'ART DE TROBAR : REVENDICATION D'UNE LANGUE OCCITANE

 

Cet art poétique en langue romane relève d'une éducation et d'un code réservé à une élite constamment affirmée. La démarcation culturelle et langagière est réaffirmée avec force. Loin d'avoir disparue, l'opposition entre cultivé, lettré et inculte, illettré, a traversé les siècles depuis l'Antiquité tardive jusqu'au Moyen Age, sauf que les porteurs marqués du signe de cette opposition ont changé d'identité. Alors que l'aristocratie laïque détenait le monopole et l'image de l'urbanitas dans l'Antiquité tardive, cette dernière est passée aux mains de l'élite cléricale à l'époque carolingienne, ou plus exactement, cette élité s'est arrogé la suprématie culturelle en s'affirmant seule maîtresse du savoir par excellence, qui faisait de ses membres des litterati. Alors distingué de cet ensemble dominant, clos et autoréférent, existe un ensemble dominé, ouvert et flou, de la non-culture et du non-langage, celui des illiterati. Ce déplacement ne s'est fait ni mécaniquement, ni sans résistances, notamment au sein des élites laïques.

 

Or ces dernières au temps de Guillaume ont accompli une mutation : elles sont devenues féodales. Cela signifie que des intrus sont apparus dans le jeu de la domination culturelle, cer ces élites, qu'elles proviennent d'anciennes grandes familles (nobiles) ou de nouveaux venus (milites), voient leur monde d'un oeil tout personnel. Elles ont leur propre code institutionnel, moral et culturel, et par voie de conséquence, leur propre parole. Cette dernière, maintenue depuis des siècles en déficit d'image par les intellectuels de l'Eglise, ne peut prendre une place autorisée que par un triple procès dont chaque élément est intriqué à l'autre dans une dialectique complexe de champ interférentiel : se revendiquer comme la langue de l'élite féodale ; se démarquer de l'élite cléricale ; se démarquer de la masse des illettrée.

 

Guillaume, après d'autres, mais de façon plus musclée, bien dans sa manière, pose une identité de parole neuve. En effet, non seulement il insiste sur son savoir-faire artistique, mais il nomme sa parole d'aristocrate noiritz avec une terminologie qui démarque la cléricale tout en la niant.

Par conséquent, Guillaume a non seulement revendiqué son éducation qui a fait de lui un créateur savant , à l'égal des maîtres cléricaux, mais plus profondément et plus fortement, affirmé la plénitude de sa parole au sens plein de la langue vivante : il déconstruit la soumission au latin, comme en fait, il déconstruit la soumission à la morale ecclésiale. Cette puissance symbolique repose sur l'affirmation de son identité de membre d'une caste nouvelle de grands féodaux.

 

(Source - L'Aquitaine - Des littératures Médiévales /Jean-Yves Casanova)

LES INFLUENCES DE L'AMOUR DE LOIN

 

Parmi les multiples sources d'inspiration qui font éclore la lyrique courtoise et l'art du grand chant au début du XIIème siècle en Aquitaine, la perspective de l'influence arabo-andalouse est incontournable. Certes cette influence n'est pas unique et, l'invention de la canso des troubadours est bien en soi une production artistique originale. Cependant le regard, inédit dans la culture chrétienne occidentale, que le troubadour porte sur la femme et la société des hommes n'a au XIIème de correspondance possible que dans la société arabo-musulmane d'Al Andalus. Il suffit de comparer les poésies de Guillaume IX, Marcabru ou Jaufré Rudel, dont l'activité se situe entre 1090 et 1170, et celles de leurs contemporains en Andalousie pour que se dessine l'évidence d'une inspiration commune : les muwashashashas et les zagals, poésies chantées en langue arabe et nées dans le royaume d'Al Andalus au IXème siècle. Cette culture du chant est lui-même des traditions grecque et arabe.

 

(Source - Jean Paul RIGAUD / Ensemble BEATUS)

Berceau des troubadours

Au XIIème siècle, les conditions sont réunies en Limousin pour que se développe cette poésie unique en langue vernaculaire avec l'apogée de la poésie de Bernard de Ventadour, et qui se propagera au XIIIème dans toute les cours des royaumes en Europe et sera à l'origine de la poésie moderne. Les inventions musicales des abbayes limousines créent un dynamisme dans les créations de la poésie de ces premiers troubadours.

 

De plus, les cours des puissants châteaux de l'Aquitaine dont le Limousin vont favoriser la naissance de cet art nouveau en étant mécènes des troubadours. Si l'inspiration de cette poésie reste sujet à différentes hypothèses, les historiens s'accordent quant à l'importance du rôle joué par l'abbaye de Saint-Martial de Limoges.

Les chansons des troubadours constituent les premiers témoignages écrits d’un art profane, aussi bien littéraire que musical. La tradition apparaît ainsi vers la fin du XIe siècle en Poitou et Limousin avec Guillaume IX d’Aquitaine, le plus ancien troubadour connu et son compagnon Ebles II de Ventadour dit El Cantador. Première manifestation artistique en langue vernaculaire hors d’un contexte religieux, les chansons de troubadours ont pour principal sujet l’amour, lequel est exprimé avec magnificence dans la canso. À travers cette louange de la femme aimée, le troubadour prouve sa capacité à composer musique et texte dans une forme ingénieuse. Pour les auteurs, le souci de la forme et de l’enchaînement logique des arguments revêt ainsi une importance capitale ; l’objet de la chanson énoncé dans la strophe I est généralement prétexte à une progression et une démonstration, selon les modalités d’un discours rhétorique.

 

Amour courtois et fin'amor

La poésie des troubadours est une poésie du désir. Soit. Mais toute poésie d'amour est une poésie du désir. Celle des troubadours a ceci de particulier d'être une poésie du désir sous le regard de l'autre et une poésie du désir de la jouissane de l'autre.

 

(Source - Michel ZINK " Les troubadours, une histoire poétique")

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